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€LE SERMON SUR LA CHUTE DE ROME
de Jérôme
Ferrari
Actes Sud, 202 p., 19 €
Aux premières pages de ce très beau roman, dont l’action se déroule en Corse, se dresse la
figure tutélaire qui va dominer la narration : Marcel Antonetti, grand-père de Matthieu, l’un des deux personnages principaux. Contemplant une vieille photo prise un peu avant sa naissance,
durant l’été 1918, à l’école du village, Marcel y retrouve sa mère et ses sœurs, mais y perçoit surtout l’absence « aveuglante » de son père, parti se battre sur le continent d’où il ne
reviendra que l’année suivante.
Cette photographie qui ouvre le récit est une image emblématique de ce qu’il livre : la
chronique d’une mort annoncée, celle de la Corse paysanne et pauvre que la boucherie de la Grande Guerre va écraser, et Marcel se dit que le photographe a saisi un monde qui était déjà
mort.
D’une enfance maladive, marquée par le vide et le deuil, il conservera un très profond
pessimisme malgré les joies que lui apporte, à l’école primaire, tout ce que peut offrir le savoir de l’époque, cartes de géographie colorées, enfants sauvés de la rage, rois ou dauphins lui
laissant entrevoir un univers différent par-delà les mers.
Et c’est mû par cet espoir de terres nouvelles que son frère
Jean-Baptiste s’engage dans l’armée et part quelques années plus tard pour l’Indochine. Mais Marcel, lui, savait déjà « qu’à la fin du monde le ciel ne s’ouvrait pas, qu’il n’y avait ni cavalier ni trompette, ni nombre de la bête, aucun monstre, mais seulement le
silence ».
À travers son odyssée personnelle dans les filets de l’Histoire qui, après la défaite de juin
40, le contraint à renoncer à son désir d’être officier et l’entraîne jusqu’en Afrique où il devient administrateur d’une immense étendue, le romancier retrace le destin de milliers de Corses
obligés de s’expatrier pour échapper à la précarité de l’existence insulaire après 1918.
Longtemps en effet, durant les deux derniers siècles, de Mérimée à Marie Susini, l’image de
l’ île dans l’espace littéraire était demeurée celle d’une civilisation patriarcale immobile où les héros étaient souvent écrasés par des interdits et des tabous immuables.
La Corse de Jérôme Ferrari est au contraire un pays fracassé que ses natifs espéraient quitter
après la Grande Guerre et où ensuite, dans les années soixante, se sont engouffrés tourisme de masse, argent vite gagné, mise en coupe réglée de la côte et des plages, avidité des promoteurs,
corruption et fin de la culture, au double sens du terme, traditions ancestrales et héritage intellectuel.
Le roman de Jérôme Ferrari est une chronique scandée par le rappel d’une autre
chute, celle de la Rome antique, que saint Augustin commenta dans plusieurs Sermons. Matthieu, petit-fils de Marcel, donc, et Libero, son ami d’enfance, ont quitté leur île natale pour des études
de philosophie à Paris, loin de l’ennui, des soucis, des contingences insulaires. Pour leur mémoire de master, le premier a choisi Leibniz, et le second justement a été séduit par saint Augustin,
sa Cité de Dieu, et ses Sermons sur la Chute de Rome.
Mais en cette seconde moitié du vingtième siècle, l’heure n’est plus à une
possible revanche sur la vie grâce à une carrière de professeur, fût-elle brillante. Accablés à la Sorbonne par la solitude et la tristesse des lieux, les deux garçons décident d’abandonner leurs
études et de reprendre la gérance d’un bar dans un village du pays natal pour y réaliser « le meilleur des mondes possibles » que chacun a rêvé dans les marges des traités de
métaphysique. La fin de l’aventure sera sanglante, leur angélisme deviendra exterminateur.
Plus attaché à ses rêves que Libero qui les a
vite oubliés, Matthieu compare son entreprise à celle de Dieu, mais le narrateur anonyme suggère qu’ils ne sont que des démiurges. Tout comme Voltaire s’était amusé dans
Candide à accabler son héros sous une avalanche de malheurs pour réfuter la thèse de Leibniz
(qu’il avait d’ailleurs caricaturée), Jérôme Ferrari plonge Libero et Matthieu dans un milieu vulgaire et violent, et le village corse va se révéler un enfer, effaçant le vieux monde. Rien de
plus difficile à dépeindre que l’Enfer, le Mal étant, Bernanos l’a souvent rappelé, plutôt répétitif et ennuyeux.
Là ne se trouve pas le plus intéressant du
roman. Sa force vient de ses figures si attachantes et surtout de l’espace-temps que Jérôme Ferrari, chose rare aujourd’hui, est parvenu à créer à travers l’expérience existentielle du vieux
Marcel et le sens de l’aventure humaine liée au devenir du monde révélé par saint Augustin. Du monde ou des mondes. Matthieu se sent un étranger dans le sien mais pense qu’il en existe un autre.
Son grand-père qui a vu s’effondrer l’ancien est loin d’en être persuadé : « Peut-être n’y a-t-il qu’un seul monde en dehors duquel il est impossible de fuir car les lignes de ses chemins illusoires se rejoignent
toutes… » Au fond de son exil en Afrique, Marcel
est terrassé par la mort de sa très jeune femme, tandis que l’empire colonial s’effondre sans qu’il s’en soit aperçu.
qLes temps évoqués se rejoignent aux dernières
pages avec les morts parallèles de Marcel et de saint Augustin dans Hippone assiégée par les Vandales en août 430. Un saint Augustin que Ferrari montre désespéré par une hypothèse
terrible : « Quelle promesse Dieu peut-il faire
aux hommes, Lui qui les connaît si peu qu’Il resta sourd au désespoir de son propre fils et ne les comprit pas même en Se faisant l’un d’eux ? »
Jérôme Ferrari est, avec Marc-Olivier Ferrari
et Jean-François Rosecchi, le traducteur du roman, écrit en langue corse, de Marc Biancarelli, Murtoriu(Actes Sud, 270 p.,
22 €)
FRANCINE DE MARTINOIR
commentaire:
Sermon sur la chute de Rome
Jérôme Ferrari
Le titre du roman n'est pas engageant, et laisse supposer le pire pour le devenir de notre île .Venant de terminer une étude
sur la violence dans le théâtre anglais contemporain , sur l'origine du Mal et les conséquences qu'il montre, je me demandais si ce roman stigmatiserait de la même façon notre manière de
vivre , au point de nous avertir aussi solennellement de l'Apocalypse qui menace son avenir.
Malgré mes a priori, j'ai immédiatement été emportée par cette langue aux longs méandres
profonds , haletants comme le « fleuve » en crue qui détruit tout sur son passage. On plonge aussitôt avec lui dans ces souvenirs qui évoquent tous les notres , la photo couleur
sépia sur le mur de la salle, c'est celle de mes grand' parents figés dans leur dignité et leur froideur apparentes,et à côté
dans son cadre celle de ce jeune homme qui n'est jamais revenu de Verdun et que sa tante , ma grand-mère voulait à tout prix
cacher dans le maquis pour qu'il échappe à cette « boucherie » comme tous ceux dont les noms sont inscrits sur tous les monuments aux morts de chaque village en Corse qui
témoignent de cette monstruosité qui laissa l'île exangue. La Corse vivant en autarcie ne pouvait plus nourrir ses enfants Il fallut alors s'exiler . Mon père qui n'était pas du même bois que
Marcel partit au Maroc en 1919, à 18 ans où il fit une honorable carrière de fonctionnaire, assombrie cependant par la longue séparation de la deuxième guerre mondiale qui ne
permit pas à tous ceux qui comme lui s'étaient ainsi expatriés d' assister aux derniers instants de leurs parents , pendant la deuxième guerre mondiale;beaucoup de nos
compatriotes avec lesquels nos formions une véritable communauté gardent de leur séjour en Afrique du Nord un excellent souvenir qui éclaire aujourd'hui encore notre fin de vie sans amertume et
sans nostalgie non plus .De ce côté -ci de la Médterranée , c'était alors la honte du régime de Vichy :dans mon village on partait pour Londres et la Corse fut la première à se
libérer. L'économie de l'île ne s'améliorait pas pour autant et dans les années 50 l'armée débuta sa propagande jusque dans les lycées, pour inciter les jeunes à s'engager pour la France dans une
armée qui leur donnerait « du travavil et la paix » et , à nouveau la Corse se retouva vidée de sa jeunesse .
Dès l'été 1946 et tous les étés suivants , nous avons pris dans l'allégresse le bateau pour la Corse où nous avons vécu
comme les jeunes héros du roman des heures inoubliables de bonheur parfait dans une île pauvre mais préservée de toute corruption qui nous laissait croire que tout ètait possible
là.
Apès le cuisant échec de la guerre d'Indochine, il fallut à nouveau écouter les sirènes de la propagande avant même que ne soit
mobilisée toute la jeunesse de France pour rétablir « la paix en Algérie » Ce fut encore un échec , la fin annoncée de la chute de l'Empire Colonial Français .A partir de là, tout
est allé très vite. Je ne rentrerai pas dans le détail des décisions prises par les différents gouvernements , mais la violence qui s'est installée dans l'île s'explique à partir de là. Nos
enfants qui avaient partagé tous leurs étés dans la ferveur et la générosité que leur manifesatient tous ceux qu'ils retrouvaient chaque année avec impatience et enthousiasme , étaient tentés
comme Mathieu et Libero de revenir plus souvent et pourquoi pas, pour toujours dans ce lieu unique au monde , selon eux ,apte à apporter sérénité et épanouissement. L'un de nos fils franchit le
pas , il travaille en Corse et il est heureux dans la solitude qu'il a choisie pour échapper à cette vague déferlante d' un tourisme mal contrôlé, (et là dessus je partage le point de vue de
l'écrivain ) , mais pourquoi ne pas dénoncer clairement la racine du mal, les dérives mafieuses de certains individus corses ou non , la permissivité ou l'impuissance de l'Etat lui même dans la
gestion de la spéculation immobilière, la passivité aussi de ceux qui se présentent quel que soit leur drapeau , aux suffrages du peuple sans mettre en garde contre la corruption contagieuse qui
gagne le plus petit hameau de nos villages et ce ne sont pas les sermons de saint Augustin qui les convaincront ; aussi puisants soient-ils ,ils ne permettront pas à ceux qui aiment
cette île de retrouver ce qui a toujours fait son identité, la solidarité , le sens du partage , la générosité. Surtout si pour l'auteur les jeux sont faits.Surtout si on a perdu la foi en Dieu
et si on ne croit plus en l'homme. La Corse n'aurait-elle donc été pour nous qu'une chimère?
COMMENTAIRE APRÈS LE GONCOURT ET L'INSUPPORTABLE SUCCESION DE CES ASSASSINATS SUR NOTRE
TERRE.
CE BEAU ROMAN DE DE JÉRÔME FERRARI A REÇU LE PRIX GONCOURT , IL LE VALAIT BIEN SANS AUCUN DOUTE , RESTE SURTOUT
L'AVERTISSEMENT SOLENNEL QU'IL NOUS DONNE :CERTES LES FAITS SONT TÉTUS ET ET ILS NOUS ATTERRENT...MAIS L'HOMME EST MULTIPLE , COMME L'ANALYSAIT FORT JUSTEMENT ,( DANS L'ÉMISSION DE
F.BUSNEL JEUDI 15 JANVIER), LE ROMANCIER IRANIEN VICTIME DE L'INTOLÉRANCE LA PLUS CRIMINELLE , AUSSI DANS NOTRE ÎLE , QUI PEUT DIRE QU'IL DÉTIENT SEUL LA VÉRITÉ?